S’il peut y avoir des divergences sur le fait que le normand soit appelé « langue » ou non, elles tiennent pour l’essentiel au fait que le concept de langue ne se définit pas par des critères uniquement linguistiques ; c’est paradoxal, et pourtant c’est ainsi : dans la décision d’user ou non du terme « langue », les éléments d’ordre socioculturel pèsent aussi lourd que dans les facteurs tenant à la langue elle-même.
I. Il ne suffit pas de se comprendre
Mais d’abord, il faut faire justice d’un raisonnement que l’on rencontre parfois, et qui s’impose d’autant plus facilement qu’il semble avoir pour lui la force de l’évidence : il y aurait langue là où les gens se comprennent entre eux, et au contraire on aurait des langues différentes quand il n’y a pas d’intercompréhension.
Ce raisonnement n’est pas pertinent : un sujet francophone peut comprendre des messages en italien ou en espagnol, que ce soit sous leur forme orale ou leur forme écrite. L’espagnol, l’italien et le français n’en sont pas moins trois langues différentes.
Inversement, au sein d’une même langue, des variantes originales peuvent donner un aspect incompréhensible au message. Combien de fois n’entendons-nous pas dire que les habitants d’Yport, de Grandcamp ou de Créances ne parlent pas la même langue que les populations normandes environnantes ? Tous parlent cependant le normand, ce qu’une étude un peu attentive des langages en question montre assez facilement.
Il en est de même, dans l’ensemble français, lorsqu’un locuteur francophone angevin se trouve confronté à des locuteurs francophones alsaciens ou marseillais, par exemple : les différences entre les messages perçus par l’oreille sont telles qu’on croit d’abord avoir affaire à des langues différentes.
L’intercompréhension n’est donc pas un critère suffisant. Elle dépend de l’appartenance du langage utilisé à l’une ou l’autre des grandes familles linguistiques, qui sont en France au nombre de trois, si l’on met à part le basque, dont les origines pré-indo-européennes demeurent mystérieuses : la famille celtique (seul représentant en France : le breton) ; la famille germanique (le flamand, l’alsacien et le lorrain) ; et la famille romane (le français officiel, les langues d’oïl, l’occitan, le catalan, le corse, le franco-provençal). Au sein d’une même famille l’intercompréhension est possible, sinon facile ; d’une famille à l’autre, elle est impossible.
Or, on ne peut accepter que la famille romane ne constitue qu’une seule et même langue. D’autres critères que l’intercompréhension doivent donc entrer en jeu, qu’il s’agit maintenant ce recenser.
II. Les critères des linguistes ...
Lorsque les linguistes s’interrogent sur l’utilisation du terme « langue », ils ont coutume de mettre en avant trois exigences :
a. Que l’idiome considéré ait un vocabulaire en partie original. Le normand remplit facilement cette condition : il possède des mots romans que le français a perdus, et des mots d’origine germanique, norois en particulier, que le français a toujours ignorés. Une étude universitaire a recensé 200 radicaux norois présents dans le vocabulaire normand ; compte tenu des différents dérivés de chacun de ces radicaux, on peut estimer à un millier les mots normands dérivés du norois.
Le vocabulaire normand a été répertorié dans un nombre considérable de glossaires ou dictionnaires. Une bibliographie éditée en 1969 en dénombre une cinquantaine, auxquels s’ajoutent ceux qui ont été publiés dans les 25 dernières années, en librairie, dans P.T.P.N. - Le Viquet ou par tout autre moyen.
Ces glossaires et dictionnaires se répartissent ainsi : dictionnaires généraux, 5 ; Seine-Maritime, 13 ; Eure, 6 ; Calvados, 11 ; Orne, 5 ; Manche, 16 ; Jersey et Guernesey, 6.
Ce sont donc, au bas mot, soixante dictionnaires ou glossaires qui ont été constitués et diffusés, sans tenir compte des lexiques ajoutés aux oeuvres littéraires. Les plus récents sont le Dictionnaire du patois normand de Roger Dubos (région de Pont-Audemer, 1994) et le Dictionnaire normand-français de Bourdon, Cournée et Charpentier (1993).
b. Que cet idiome possède une grammaire. Tout système linguistique fonctionne selon une grammaire implicite, puisque ses locuteurs s’accordent sur une certaine façon de construire les phrases, de conjuguer les verbes ou d’indiquer le genre et le nombre des noms. Il n’y a donc pas de langue sans grammaire.
Le plus délicat est de formuler cette grammaire explicitement, de trouver les lois de fonctionnement de la langue et de les exprimer par écrit. Le livre qui en résulte est alors la preuve visible par l’observateur non averti, qu’il existe un système grammatical différent, au moins en partie, de celui de la langue officielle. Personne, en effet, n’irait écrire une Grammaire pour répéter les mêmes principes que dans la grammaire française.
En Normandie, la première réalisation en ce domaine a été l’oeuvre de l’Université Rurale Cauchoise qui, il y a une dizaine d’années, avec l’aide du professeur Gaston Canu, a publié une Présentation du dialecte cauchois comprenant une description phonétique et morpho-syntaxique du normand oriental. Au début de cette année 1995, l’Université Populaire Normande du coutançais a fait paraître l’équivalent pour le normand occidental : l’Essai de grammaire de la langue normande.
La seconde condition se trouve donc satisfaite, en ce qui concerne la moitié nord de la Normandie.
c. Quant à la troisième, elle concerne la production littéraire. Que la littérature en normand existe, qu’elle soit ancienne et abondante, les rayons des bibliothèques et des librairies l’attestent assez.
Deux sources permettent de se faire une opinion sur ce sujet : une description historique brève, mais complète, a été fournie par Fernand Lechanteur dans La littérature patoise en Normandie, en 1953 ; et en 1988, 1989 et 1991 Roger Lebarbenchon a publié sous le titre Littératures et cultures populaires de Normandie une série de trois volumes spécialement consacrés à la littérature normanophone des îles et du Cotentin dans les 150 dernières années.
Malheureusement, la production littéraire est quasi exclusivement limitée à la moitié nord de la Normandie. Très rares sont, au sud de la ligne Joret, les auteurs en langue vernaculaire : dans l’Orne, Charles Vérel et Octave Maillot sont bien seuls.
III ... et ceux des utilisateurs
Des considérations d’ordre socioculturel s’ajoutent aux caractéristiques relatives à la langue. Elles peuvent, dans leurs grandes lignes, se résumer ainsi : un idiome est une langue si ses utilisateurs le revendiquent comme tel.
Car, selon le degré de conscience linguistique et selon l’idée qu’on se fait de son langage régional, on peut le considérer comme un patois (un patois est un « parler local employé par une population généralement peu nombreuse, souvent rurale et dont la culture, le niveau de civilisation sont inférieurs à ceux du milieu environnant (qui emploie la langue commune ) ». Dictionnaire Robert, 1980), comme un dialecte (« variété régionale d’une langue », Robert) ou comme une langue.
La différence entre ces trois termes ne tient pas à la nature du langage, mais au jugement de valeur qu’on porte sur lui. Le maître de l’école française de linguistique, André Martinet, le dit clairement dans ses Éléments de linguistique générale : « Un parler flamand de la France du nord reste un patois tant qu’il ne se maintient que du fait de l’inertie de ceux qui le parlent ; il devient une variété de la langue néerlandaise chez ceux qui le veulent consciemment comme tel».
Ainsi s’explique que la langue puisse être l’élément autour duquel s’articulent des revendications nationalistes. Les Normands ne vont pas jusque là ; ces excès, dignes de régions plus méditerranéennes, ne s’accordent pas avec nos modes de pensée ni nos comportements collectifs.
Mais il est, par contre, légitime que la langue soit considérée, par des Normands éclairés et militants, comme un élément capital de leur identité culturelle.
D’autres pôles peuvent d’ailleurs jouer le même rôle, et l’unité de la collectivité peut se cristalliser autour d’un destin commun d’ordre historique, ou religieux, ou juridique, selon les cas. L’essentiel, pour qu’il y ait langue, est qu’il y ait communauté humaine, et revendication collective de cette communauté.
III Normandie du Nord et Normandie du Sud
Réunissons donc ces diverses exigences. Qu’en résulte-t-il quant à la situation normande ?
La communauté historique et juridique normande existe. Elle a été soudée par neuf ou dix siècles d’histoire commune, et elle est bien réelle dans les esprits. A titre d’exemple, elle se marque de façon nette par les réactions caractéristiques des populations frontalières : à Neufchâtel, on ne se sent guère d’affinités avec l’Oise ; et les témoignages du docteur Buisson sur la différence entre le Mortainais et le pays manceau sont éclairants.
Mais il n’y a pas de communauté linguistique, ni du point de vue des traditions ou de la psychologie populaire. l’article de F. Lechanteur Les deux populations du département de la Manche le montre bien en ce qui concerne la Manche, et les constatations que l’auteur y expose sont pour l’essentiel extensibles à l’ensemble de la Normandie, sous réserve de vérifications et d’adaptation locales ; mais on attend encore l’observateur avisé qui saura, avec autant de perspicacité qu’en a montré F. Lechanteur, dire ce que sont les différences entre nord et sud de la ligne Joret, dans le Calvados et l’Eure.
[…]
Dire que cette ligne sépare deux communautés humaines est devenu un lieu commun. En une formulation très schématique, on peut dire qu’à une Normandie germanisée et maritime au nord de la ligne, correspond une Normandie gallo-romaine et terrienne au sud.
Il est essentiel de bien souligner que cette partition culturelle ne signifie en aucune manière la coupure de la Normandie en deux moitiés, ni à plus forte raison le rejet de l’une ou l’autre des moitiés. La Normandie, pays de la synthèse et de la coexistence des différences, est formée de deux communautés, comme la Bretagne est composée d’une zone bretonnante et d’une zone romane (le pays gallo), comme le pays occitan est composé d’au moins quatre communautés culturelles, dont les points forts sont la Gascogne, l’Auvergne, le Languedoc et la Provence.
On convient, en Normandie, d’appliquer l’appellation « langue normande » à l’ensemble des parlers utilisés au nord de la ligne Joret, parce qu’ils sont les plus originaux par rapport à l’ensemble français ; peut-être aussi parce que ces originalités ont été apportées par les hommes du Nord, qui ont donné son nom à la Normandie ...
Pour la moitié sud, l’usage semble retenir la dénomination « normand du sud », qui a l’avantage d’être simple et claire ; on entend parfois « normand méridional ». Le choix est ouvert et n’a qu’une minime importance
Avant d’en finir, il faut encore éclairer un point qui pourrait prêter à confusion.
Parler de langue normande ne signifie en aucun cas qu’on veuille uniformiser le langage. Le normand, qu’il soit du nord ou du sud, a ses différences internes, que personne ne pourrait songer à effacer, car elles sont inscrites au plus profond du langage que les générations se transmettent.
Dire qu’il y a une langue normande n’est pas incompatible avec l’existence de variantes à l’intérieur du domaine considéré. Là encore, prenons des exemples dans les autres régions. La zone bretonnante est partagée entre quatre dialectes dont l’intercompréhension est, paraît-il, assez problématique ; il y a néanmoins une langue bretonne qui est la synthèse de ces quatre éléments. Chez les Corses, des linguistes de l’île affirmaient encore récemment que la diversité des parlers corses, loin d’être un handicap, est « une chance et une richesse » pour leur patrimoine régional. Et quelle variété, au sein de la langue occitane, entre Bordeaux et Nice !
Comme il a été expliqué dans le précédent Viquet , la diversité interne est l’état normal des langues qui n’ont été soumises à aucune influence centrale normalisatrice.
Le désir de normalisation d’une langue pose, d’ailleurs, le problème de la légitimité de la norme et implique des choix ou des rapports de force entre variantes de la langue ; cette problématique est hors de propos, et hors de proportion, avec un article comme celui-ci. La seule normalisation qui ait eu lieu depuis 45 ans est celle qui consiste à proposer des graphies cohérentes et adaptables aux diverses formes de la langue, ce qui est antipodes de visées unificatrices .
L’expression « langue normande » désigne donc l’ensemble des langages utilisés au nord de la ligne Joret, avec leurs diversités souvent superficielles et leurs parentés profondes. De même, « normand du sud » désigne l’ensemble des langages pratiqués au sud de la ligne ; cette zone est alors considérée comme un tout géographique, même si ses différentes parties sont apparentées au pays gallo, au Maine et à l’Ile-de-France. Bien des recherches, du reste, demeurent encore à faire sur cette moitié sud de notre région.
Cet exposé, élémentaire pour les uns, servira peut-être à éclairer les autres sur les raisons de nos options. Que tous, maintenant, nous donnent sans hésiter leur sentiment sur la question !
Notes:
1.Von Wartburg, Keller et Geuljans, Bibliographie des dictionnaires patois gallo-romans (1550-1967), Genève, Droz, 1969.
2.Dans les années cinquante, on utilisait couramment le terme « patois » pour désigner la langue régionale. Depuis, les points de vue militants ont évolué et on convient de ne faire usage que le moins possible de ce terme aux connotations péjoratives.
3. André Martinet, Eléments de linguistique générale, collection U 2, Paris, Armand Colin, 1970, p. 153.
4. Numéro spécial du Viquet sur Le Mortainais, n° 88, Saint-Jean 1990.
5.Article publié dans la Revue de Psychologie des Peuples en 1951, puis dans la Revue du département de la Manche en 1959, dans P.T.P.N. en 1974 et dans le numéro 88 du Viquet en 1990.
6. Le Viquet, n° 109, Saint-Michel 1995, p. 37.
7. Sur ce problème de la norme, nous tenons à la disposition des lecteurs curieux d’avancer leur réflexion la traduction par notre ami Jacques Bocage d’un article publié dans une revue catalane. L’Avenç, en mars 1986. Cette étude, technique, propose en une douzaine de pages une analyse de la formation de la norme catalane ; mais la problématique en est transposable à toute autre région. Nous enverrons une copie dactylographiée de cette traduction aux lecteurs qui nous en feront la demande.
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